Interdiction de boire dans les rues de Shibuya : comment réagissent les touristes étrangers ?

Société

Inose Hijiri [Profil]

Alors que le surtourisme apporte son lot de problèmes au Japon, la consommation d’alcool dans la rue est devenue le nouveau sujet de polémique. L’arrondissement de Shibuya à Tokyo et d’autres districts ont pris des mesures pour renforcer la réglementation, mais cela résoudra-t-il le problème ? Nous avons exploré le contexte de la prévalence de l’alcoolisme de rue et les réactions des visiteurs étrangers, qui semblent plus nombreux que les Japonais à consommer dans la rue cette année.

Le Japon est-il le paradis des buveurs ?

Nous sommes le 1er octobre 2024, peu après 18 heures. Plusieurs hommes en uniforme d’une société de sécurité se sont rassemblés devant un poste de police près de la zone commerçante du Center-gai, l’une des plus fréquentées du Japon. Des patrouilles ont été mandatées par les autorités de l’arrondissement de Shibuya pour réprimer la consommation d’alcool dans la rue, conformément à une ordonnance entrée en vigueur le même jour.

Des patrouilles parcourent la zone Center-gai, à Tokyo, le 4 octobre 2024, pour informer sur l’interdiction de boire dans la rue. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)
Des patrouilles parcourent la zone Center-gai, à Tokyo, le 4 octobre 2024, pour informer sur l’interdiction de boire dans la rue. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)

C’est la première fois dans le pays qu’une interdiction de boire dans la rue toute l’année est appliquée ; l’ordonnance, qui a été promulguée en 2019 et mise en vigueur uniquement lors des périodes de Halloween et du Nouvel An, a été renforcée. Désormais, dans la zone autour de la gare de Shibuya, la consommation d’alcool dans les rues, les parcs et autres lieux publics est interdite toute l’année de 18 heures à 5 heures le lendemain matin, et les zones où l’interdiction s’applique ont été étendues.

Zones d’interdiction de la consommation d’alcool en extérieur

Dès les premières minutes de la patrouille, les agents ont abordé un couple assis sur la bordure en béton qui entoure la végétation sur les bas-côtés de la voie, en train de boire des cocktails en canette. Ils les ont persuadés d’arrêter en leur montrant une carte expliquant que la consommation d’alcool dans la rue est interdite dans toute la zone de la gare. Le couple leur a remis leurs canettes, qui ont été jetées dans un grand sac en plastique préparé à cet effet.

Le couple en question étaient des touristes trentenaires de Seattle. La femme nous a confié qu’elle avait entendu dire par un ami que la consommation d’alcool dans la rue, qui est interdite aux États-Unis, était autorisée au Japon. Elle a déclaré qu’elle ne savait pas, qu’elle n’avait pas entendu parler de l’ordonnance et m’a demandé avec une expression de regret : « La consommation d’alcool dans la rue va-t-elle être interdite dans tout le Japon ? »

La normalité après le passage de la crise sanitaire

Nous avons interrogé Higashiura Sachio, chef de la section de la sécurité de l’arrondissement de Shibuya, sur le contexte de la promulgation de cette ordonnance. Selon lui, la patique de la consommation d’alcool dans la zone du Center-gai et d’autres quartiers était en ligne de mire depuis un certain temps, mais la principale raison de la décision de la réglementer est due à l’ampleur que prend récemment l’effervescence de Halloween, chaque année la nuit du 31 octobre. L’événement devenant de plus en plus populaire, un grand nombre de personnes se rassemblent autour de la gare de Shibuya, augmentant en parallèle le risque de voir davantage de troubles à l’ordre public.

En 2018, le Center-gai a connu un véritable chaos lorsque des jeunes ivres ont renversé un camion léger et ont été arrêtés. L’année suivante, en 2019, l’arrondissement de Shibuya a pris la situation au sérieux et a créé une ordonnance interdisant la consommation d’alcool dans les rues autour de la gare de Shibuya uniquement avant et après Halloween, lorsque de nombreuses personnes ont tendance à se rassembler, et pendant les fêtes de fin d’année et du Nouvel An.

Malgré cette législation toutefois, la consommation d’alcool dans la rue s’est encore répandue en raison de circonstances imprévues. Entre 2020 et 2021, lorsque les restaurants et les bars du pays ont fermé leurs portes dans le contexte de la pandémie de coronavirus, la pratique de boire dans la rue a fortement augmenté. L’entrée des étrangers ayant été sévèrement restreinte en raison de la crise, les buveurs de rue étaient exclusivement des Japonais.

La consommation d’alcool dans les rues, qui était devenue la norme pendant la pandémie, s’est poursuivie même après la réouverture des restaurants, seul, mais aussi en « soirées alcoolisées » organisées ici et là, tard dans la nuit, ce qui a suscité des plaintes de la part du voisinage. En outre, après la levée des restrictions à l’entrée de touristes étrangers, ceux-ci ont commencé à imiter les Japonais. La consommation d’alcool dans les rues est ainsi devenue une pratique courante dans le centre-ville de Shibuya.

Panneau annonçant l’interdiction de consommer de l’alcool dans les rues autour de la gare de Shibuya, au complexe Miyashita Park, le 4 octobre 2024. (Avec l’aimable autorisation de de l’auteur)
Panneau annonçant l’interdiction de consommer de l’alcool dans les rues autour de la gare de Shibuya, au complexe Miyashita Park, le 4 octobre 2024. (Avec l’aimable autorisation de de l’auteur)

En septembre de l’année dernière, l’arrondissement de Shibuya, se sentant menacé par la détérioration de son environnement, a commencé à organiser des patrouilles tous les soirs autour de la gare JR Shibuya, mobilisant des agents de sécurité et appelant à l’auto-limitation de la consommation d’alcool dans la rue, en vertu de l’ancienne ordonnance. Mais celle-ci semblant ne pas avoir été efficace, l’arrondissement n’a pas eu d’autre choix que de la réviser. Les patrouilles ont été renforcées conformément aux nouveaux règlements. Du personnel parlant anglais, français, chinois et d’autres langues les a également rejointes afin de pouvoir s’occuper des visiteurs étrangers.

Qu’est-ce qui ne va pas avec la consommation d’alcool dans la rue ? Higashiura explique : « Les groupes de buveurs bloquent la route et gênent la circulation, jettent des ordures et font du bruit, ce qui dérange les commerces environnants. Ils causent également des dégâts matériels et des bagarres ». Il ajoute : « Ce n’est pas la consommation d’alcool en elle-même qui est en cause, c’est le fait de boire dans la rue. »

Pourquoi y a-t-il plus de buveurs étrangers que japonais ?

L’ordonnance a-t-elle répondu aux attentes ? Le jour de son entrée en vigueur, puis de nouveau le vendredi 4 octobre, je me suis promené dans la gare JR de Shibuya avec une équipe de patrouilleurs.

Nombre de Japonais qui consommaient de l’alcool dans la rue depuis juin 2024

Nous avons rencontré de nombreuses personnes qui buvaient dans la rue. La plupart du temps, une, deux ou trois personnes buvaient des chûhai (long drinks à base de shôchû) en canettes ou des liqueurs. Peut-être parce qu’il était encore tôt dans la journée, nous n’avons pas rencontré de grands groupes en train de boire. C’est probablement l’effet de la promulgation de l’ordonnance, mais le responsable de l’arrondissement de Shibuya a déclaré : « Par rapport aux week-ends précédents, j’ai l’impression que le nombre de buveurs a considérablement diminué. »

En marchant avec les patrouilles, j’ai eu l’impression que beaucoup de personnes qui buvaient dans les rues étaient des touristes étrangers. L’arrondissement de Shibuya tient un registre du nombre de personnes mises en garde contre la consommation d’alcool dans les rues depuis le début des patrouilles l’année dernière, et environ deux tiers d’entre elles sont des étrangers. Pourquoi ces derniers sont-ils plus enclins à boire dans les rues alors que les piétons japonais sont proportionnellement plus nombreux ?

Nombre d’étrangers qui consommaient de l’alcool dans la rue depuis juin 2024

MJ, un youtuber, lors d'un entretien en ligne avec l'auteur, le 2 octobre 2024. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur)
MJ, un youtuber, lors d’un entretien en ligne avec l’auteur, le 2 octobre 2024. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)

MJ, une star de YouTube originaire du Connecticut, aux États-Unis, qui vit au Japon depuis 17 ans, explique que « pour de nombreux touristes étrangers, boire dans la rue est l’une des choses qu’ils aimeraient faire lorsqu’ils visitent le Japon, tout comme rouler en kart sur une voie publique à Tokyo ou se rendre dans un maid café ».

En effet, de nombreux pays et gouvernements locaux en Europe et aux États-Unis, imposent depuis longtemps des restrictions sur la consommation d’alcool dans les lieux publics, et pour les touristes en provenance de ces pays, pouvoir boire dans la rue est une « expérience positive » quand ils viennent sur l’Archipel. MJ lui-même avait trouvé « génial » de le faire au Japon, à son arrivée.

D’après ce que j’ai pu constater, la majorité de ceux qui boivent dans la rue, quelle que soit leur nationalité, acceptent sans difficultés les conseils des patrouilleurs et remettent même spontanément les boissons alcoolisées qu’ils s’apprêtaient à boire. La plupart des étrangers interrogés ont déclaré qu’ils ignoraient cette règle. « Si c’est la loi, bien sûr que je le respecterai ». Il en va de même pour les Japonais. Mais tout n’est pas rose, évidemment, il arrive que des étrangers protestent ou ignorent les directives. Deux hommes, vraisemblablement des visteurs interntationaux, ont refusé de renoncer à leurs boissons alcoolisées, même après avoir été avertis par des agents de patrouille, et sont partis en prétextant qu’ils allaient boire dans le train.

Deux étrangers qui ne veulent pas lâcher leur canette de bière même après qu'une patrouille leur a expliqué l'interdiction de boire dans la rue, près de la gare JR Shibuya, le 4 octobre 2024. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Deux étrangers qui ne veulent pas lâcher leur canette de bière même après qu’une patrouille leur a expliqué l’interdiction de boire dans la rue, près de la gare JR Shibuya, le 4 octobre 2024. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Une question qui devrait être examinée par le pays dans son ensemble

L’ordonnance de l’arrondissement de Shibuya interdisant la consommation d’alcool dans la rue ne peut pas imposer de sanctions ou d’amendes aux contrevenants. Les boissons alcoolisées qui ont été consommées ne peuvent être confisquées de force. Remettre sa boisson à la patrouille est un acte volontaire. C’est pourquoi l’efficacité de l’ordonnance suscite déjà des inquiétudes.

Certains craignent que si Shibuya applique strictement la loi sur la consommation d’alcool dans la rue, les gens ne se dirigent vers d’autres quartiers, diffusant le problème plus que le supprimant. L’année dernière, lorsque l’arrondissement a appelé les gens à travers les réseaux sociaux à ne pas se rendre dans le quartier de la gare de Shibuya pour Halloween, certaines personnes se sont rendues dans le district de Kabuki-chô, dans l’arrondissement voisin de Shinjuku, provoquant une grande nuisance autour de la consommation d’alcool dans les rues. En réaction, l’arrondissement de Shinjuku a adopté à la hâte cette année une ordonnance restreignant la consommation d’alcool dans les rues de Kabuki-chô, de 17 heures le 31 octobre à 5 heures le lendemain matin.

Hasebe Ken (à droite), maire de l’arrondissement de Shibuya, et Yoshizumi Kenichi, maire de l’arrondissement de Shinjuku, lors d'une conférence de presse sur l'ordonnance interdisant la consommation d'alcool dans la rue. Le 7 octobre 2024, au Club des correspondants étrangers du Japon, à Tokyo. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)
Hasebe Ken (à droite), maire de l’arrondissement de Shibuya, et Yoshizumi Kenichi, maire de l’arrondissement de Shinjuku, lors d’une conférence de presse sur l’ordonnance interdisant la consommation d’alcool dans la rue. Le 7 octobre 2024, au Club des correspondants étrangers du Japon, à Tokyo. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Le 7 octobre, le maire de Shibuya, Hasebe Ken, et le maire de Shinjuku, Yoshizumi Kenichi, ont tenu une conférence de presse au Club des correspondants étrangers du Japon pour tenter de faire connaître l’ordonnance aux visiteurs étrangers. Hasebe a déclaré que si le problème de la consommation d’alcool dans la rue ne s’améliorait pas après l’application de l’ordonnance, « comme dans de nombreux pays, nous devrons prendre des mesures plus strictes ». Dans ce cas, a-t-il déclaré, « les quartiers de Shinjuku et de Shibuya pourraient demander conjointement au gouvernement national et au gouvernement métropolitain de Tokyo de promulguer une loi prévoyant des sanctions et des amendes ».

Un étranger remet volontairement la canette de cocktail qu’il buvait après avoir été informé par une patrouille de l'interdiction de boire dans la rue, près de la gare JR Shibuya, le 4 octobre 2024. (Avec l’aimable autorisation de l'auteur)
Un étranger remet volontairement la canette de cocktail qu’il buvait après avoir été informé par une patrouille de l’interdiction de boire dans la rue, près de la gare JR Shibuya, le 4 octobre 2024. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Bien que l’accueil d’un grand nombre de visiteurs étrangers sur l’archipel nippon puisse être économiquement profitable, il peut facilement conduire à diverses frictions et problèmes en raison des différences de coutumes et de modes de pensée. Pour le Japon, qui vise à devenir un pays orienté vers le tourisme, les problèmes rencontrés par l’arrondissement de Shibuya ne sont pas spécifiquement locaux. Il s’agit de questions qui doivent être prises en compte et traitées par le pays dans son ensemble.

(Photo de titre : le maire de Shibuya, Hasebe Ken [au centre], et d’autres personnes descendent la zone du Center-gai en tenant une bannière lors d’une manifestation appelant à l’interdiction de la consommation d’alcool dans la rue à partir du 1er octobre 2024. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

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    Inose HijiriArticles de l'auteur

    Journaliste indépendant. Diplômé de l’École de journalisme de l’université de Columbia, aux États-Unis. Il a travaillé pour le journal Nikkei à Tokyo et comme chef du bureau de Los Angeles. Parmi ses écrits, citons « Pourquoi les Américains grossissent-ils ? » (Amerikajin wa naze futoru no ka) et « Pourquoi les travailleurs doués sont-ils de grands amateurs de vins ? » (Shigoto ga dekiru hito wa naze wain ni hamaru no ka).

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