La modernité de l’esthétique traditionnelle
Sauver l’artisanat du bambou de Torigoe : l’espoir de Shibata Megumi
Art Visiter le Japon- English
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Flexible, fin et beau : un produit qui allie raffinement et utilité
La galerie tokyoïte Keian expose les œuvres, de plus en plus rares, des artisans vanniers de Torigoe, dans la préfecture d’Iwate, au nord-est du pays. Attirée par la beauté de ces paniers tissés à la main à partir de matériaux naturels, Hori Kêko a mis en place une galerie attenante à sa propre maison. Elle a rencontré Shibata Megumi il y a une vingtaine d’années et, en 2023, a lancé une cagnotte pour faire connaitre, à travers les pièces de Shibata, l’histoire et la beauté de la vannerie en bambou de Torigoe aux nouvelles générations.
La première chose que l’on remarque en prenant un article de vannerie de Torigoe en main est sa légèreté, ainsi qu’une flexibilité bien au-delà que ce qu’on pourrait imaginer. Les tons dorés font penser aux plants de riz en automne, et on peut se réjouir d’avance de l’évolution de cette couleur vers une teinte plus foncée au fil des années. Ceux qui pensent que le bambou n’est rien de plus qu’un matériau robuste se rendent vite compte qu’ils se trompent.
Les objets de vannerie de Torigoe sont fabriqués avec du bambou suzutake, une variété naine trouvée au Japon et ailleurs en Asie. Shibata explique qu’on les emploie depuis toujours pour fabriquer les articles nécessaires à la vie quotidienne, des paniers d’égouttage pour les nouilles jusqu’aux boites-repas (bentô) et les paniers qui servent dans les champs. « J’ai grandi avec » dit-elle, insistant sur le fait que la robustesse du tissage les rend très résistants à l’usage au fil des années.
Yanagi Sôetsu (1889-1961), le fondateur du mouvement créatif mingei, appréciait beaucoup la vannerie de Torigoe. Il avait une grande admiration pour les traditions qui mettaient en valeur la beauté intrinsèque des objets de la vie quotidienne, ce qu’il appelait yô no bi (la beauté de l’utile).
Des amateurs de tout le Japon sont venus à l’exposition de la galerie Keian, et toutes les œuvres de Shibata Megumi se sont vendues au cours des huit jours. Une exposition sur l’artisanat populaire mingei au musée d’art de Setagaya, d’avril à juin 2024, a aussi permis aux visiteurs de découvrir les créations de Shibata Megumi.
Dans un monde où tant de choses sont fabriquées en série, beaucoup de personnes apprécient la qualité des produits faits main, comme ceux de Torigoe. Pourquoi donc l’artisanat est-il en danger ? Les problèmes sont les mêmes à Torigoe qu’ailleurs au Japon, une population vieillissante et un manque de relève.
Une tradition fructueuse
Torigoe est nichée dans les montagnes de la partie nord de la préfecture d’Iwate et fait partie de la municipalité de Ichinohe. Depuis toujours, les agriculteurs locaux fabriquent des produits en bambou à exploiter eux-mêmes, mais aussi à vendre pour augmenter leurs revenus. Dans les années 1950, Torigoe est le premier producteur d’objets en bambou suzutake du Japon, et en devient la référence. Il reste peu de traces de cette gloire aujourd’hui, à part le grand portique torii rouge du sanctuaire de Torigoe Kannon.
Il est dit que ce temple de montagne dédié à la déesse Kannon a été fondé au début du IXe siècle par le moine Ennin (794-864). La légende raconte que c’est Ennin qui a apporté la vannerie à Torigoe. Alors qu’une épidémie sévissait, il a encouragé les villageois à prier Kannon et à ne pas consommer de viande. Comme il y a avait peu de terres qu’on pouvait labourer, il ne leur était pas possible de survivre sans les volailles et les animaux d’élevage. C’est pour pallier à cette perte de subsistance qu’Ennin aurait introduit la vannerie de bambou.
Des fouilles récentes non loin de là, à Goshono, ont révélé des objets en bambou suzutake datant de la période Jômon. Bien qu’il n’existe aucune preuve historique liée à l’histoire d’Ennin, c’est un fait que la population de Torigoe était végétarienne jusqu’à l’époque d’avant-guerre. Shibata Megumi elle-même n’a jamais mangé de viande, et il est vrai que les objets de vannerie ont contribué énormément aux revenus des villageois. À son apogée, en 1951, la vannerie de Torigoe marquait les plus gros revenus du Japon en activité secondaire à l’agriculture.
« On ne peut séparer la vannerie de Torigoe de notre déesse Kannon, dit Shibata. Je rends visite au sanctuaire tous les mois, lors du jour de Kannon, et j’évite complètement de manger de la viande, même le bouillon préparé à base de petits poissons séchés niboshi. Tout ceci est normal pour les personnes qui ont grandi en pleine nature. Je ne trouve pas ça extraordinaire. ».
Travailler à la vannerie pendant l’hiver était une histoire de famille. Les enfants assimilaient leurs connaissances en regardant faire leurs ainés. « C’était souvent les grands parents qui apprenaient la vannerie aux jeunes, puisque les parents étaient bien obligés de travailler. À une époque, certaines familles gardaient jalousement leur savoir-faire, et ils ne l’auraient jamais enseigné aux gens venus d’ailleurs. On ne peut plus se permettre de faire ça maintenant. ».
Le bambou fleurit et meurt tous les 120 ans
Tout commence avec la récolte du bambou, et c’est son père qui a enseigné ce savoir-faire à Shibata. « La qualité du suzutake est modifiée selon le lieu. L’esprit de réciprocité faisait que chacun permettait aux autres de récolter du bambou dans leur partie de la montagne, et il était coutume d’offrir un panier confectionné de son propre bambou au propriétaire du lieu où on l’avait récolté. » Shibata ajoute en riant que de nos jours, les gens apportent plutôt des caisses de bière en remerciement. Et puis les mœurs ont changé, et il n’est plus aussi facile de récolter chez autrui. Par ailleurs, il faut faire attention aux ours et aux frelons asiatiques. Mais l’on voit de plus en plus de récoltes collectives où des groupes se rendent ensemble dans les lieux qui ont été repérés.
Le suzutake est un bambou nain qui est fin et fait moins d’un centimètre de diamètre. Il est coupé en quatre et la partie intérieure otée avant d’en faire des lamelles. Sa finesse implique qu’on a besoin de beaucoup de tiges, et la récolte et la préparation so,nt presque plus laborieuses que le tissage.
En ce moment, le plus gros problème auquel les artisans font face est la nature cyclique du suzutake, qui fleurit et meurt tous les 120 ans. En raison de la nature grégaire des bambous ainsi que de l’horloge interne, tous les plants suivent le même rythme. À Torigoe, les bambous ont commencé à mourir en 2018. Les annales indiquent que ce phénomène a eu lieu dans les années 1780 et encore en 1897. Selon les experts, la récupération complète pourrait prendre jusqu’à 20 ans.
Shibata est très inquiète : « Avec le changement climatique, qui sait si tout va récupérer en deux décennies ? Mais si on baisse les bras maintenant, ce sera la fin pour nous. Je me dis que si je trouve une autre variété de bambou, même si elle est moins souple, je pourrais me débrouiller en attendant que le suzutake renaisse. Pour l’instant, je produis moins et j’ai assez de stocks de suzutake pour un an ou deux, mais je n’ai pas une grande visibilité sur l’avenir. On fera comme on peut. »
Trouver des solutions adaptées au monde d’aujourd’hui
En quelque sorte, Shibata Megumi a les mêmes qualités que le suzutake, dans la mesure où elle allie souplesse et robustesse... La gamme de produits traditionnels qu’elle tisse comprend cabas et sacs, boites avec couvercles, paniers et récipients divers, mais Shibata est à l’écoute des besoins de la vie d’aujourd’hui. Elle a créé des sacs d’un style plus contemporain, et a même repris des styles fabriqués dans la ville de Matsumoto au XIXe siècle pour l’exportation.
« Les artisans ont souvent des produits phares qui sont leur spécialité, mais ce n’est pas le cas pour moi, souligne Shibata Je fais un peu de tout, des paniers, des passoires, des sacs, et ceci m’apporte une liberté créative qui me permet de suivre mon inspiration. »
Pour que cette affaire dure mille ans
La vannerie est centrale à la famille de Shibata. Ses parents étaient tous les deux des artisans, et la famille de sa mère, Emiko, comptait plusieurs vanniers qui étaient très connus. Lorsqu’Emiko est atteinte d’une maladie subite à l’âge de 55 ans, Shibata Megumi qui était partie s’installer ailleurs décide de prendre sa suite. Elle revient à Torigoe avec son mari et ses enfants. Elle avait déjà plus de 30 ans.
« Une fois ma décision prise, j’ai voulu poser des questions à ma mère, mais elle était déjà hémiplégique. Il est impossible d’enseigner quelque chose qui s’apprend au toucher plutôt que par le cerveau en parlant. J’ai regretté de ne pas lui avoir demandé conseil quand elle allait encore bien. Mais ce qui est étrange, c’est que quand je me suis remise à la tâche après ne rien avoir fait pendant des années, mes doigts ont trouvé tout seuls. À partir de ce moment, je m’y suis mise corps et âme. »
Au retour de Shibata vers la fin des années 1980, Torigoe comptait encore beaucoup d’artisans, mais leur nombre n’a fait que diminuer avec l’arrivée de produits bon marché fabriqués en série ainsi que des produits en plastique.
« Dès le départ, j’étais la plus jeune et je le suis restée. Aucune étude n’a été faite mais je pense qu’il subsiste entre dix et vingt artisans qui ont tous au moins 70 ans à Torigoe, parfois plus de 90. Ce qui est clair, c’est que la relève n’est pas là. »
De nos jours, les personnes qui s’intéressent à l’apprentissage de la vannerie de bambou de Torigoe viennent d’ailleurs. Shibata a compris que c’est à elle d’assurer la survie de son art. Elle a déjà mis en place une école chez elle pour transmettre son savoir-faire.
« Avant, on partait du principe qu’on apprenait de ses échecs, mais vu l’état de la vannerie de Torigoe, on ne peut plus adhérer à cette approche. Ce serait tellement dommage si tout ça disparaissait. Pour moi, la route a été longue mais j’apprends à mes élèves ce qu’il faut faire pour bien réussir leurs œuvres. »
En ce moment, Shibata a trois stagiaires à qui elle transmet son art, mais elle sait qu’il lui reste beaucoup à faire.
« Je n’ai pas encore été capable de tisser l’égal du panier double-tissé oboke fabriqué par ma mère juste avant sa maladie. Je le pose près de moi pour ne jamais oublier que je voudrais un jour réaliser quelque chose d’encore plus beau. Ensuite, j’ai une idée en tête pour un nouveau design que je voudrais créer. C’est quelque chose de complètement nouveau et de très utile.
Shibata et les autres artisans sont conscients que, pour préserver la vannerie de Torigoe, il est nécessaire d’entretenir et de nourrir ses racines naturelles, et d’apprécier que le côté spirituel du travail est tout aussi important que le côté physique. Il faut aussi que les gens comprennent la valeur du fait-main et soient prêts à payer le juste prix pour ces pièces. À part ça, les artisans doivent pouvoir bénéficier d’un environnement où ils pourront continuer à créer en toute sérénité. Le gouvernement a aussi son rôle à jouer, mais c’est à nous tous de soutenir cette initiative pour que cet art perdure encore mille ans.
Les œuvres de vannerie de Torigoe en suzutake de Shibata Megumi sont exposées au musée d’art de la ville de Nagoya du 5 octobre au 22 décembre 2024, ainsi qu’au musée de la ville de Fukuoka du 8 février au 6 avril 2025. Des informations supplémentaires en japonais sont disponibles sur le site https://mingei-kurashi.exhibit.jp/outline.html.
(Les photos d’Arimoto Yayoi sont publiées avec l’aimable permission de Hori Kêko/Little More 2024. Photo de titre : © Arimoto Yayoi)