
Exploration de l’histoire japonaise
Quand le Japon était confronté aux famines
Histoire Catastrophe Environnement- English
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Un avertissement fort
À Ogawa, dans la préfecture de Saitama, près de la gare de Takezawa de la ligne JR Hachikô, un édifice en pierre se dresse le long d’une autoroute. Aux lignes sobres, cette stèle commémorative rappelle avec fermeté que le Japon a connu de nombreuses périodes de famine et met en garde contre la possibilité que le phénomène ne se reproduise.
Sur le monument, on peut lire qu’il a été érigé par un certain Yoshida Kin’emon, chef de village, en 1842, en souvenir de la famine Tenpô, de 1833-1837. « En 1836, la pluie n’a cessé du début de l’été jusqu’à l’automne. Le froid inhabituel a entraîné de maigres récoltes de céréales et de légumes. Les prix ont grimpé en flèche et la population a dû faire face à la famine. Les périodes de famine surviennent régulièrement, tous les 30 à 50 ans. Chacun doit travailler dur dans les champs en temps normal et se préparer à une éventuelle pénurie. »
La stèle commémorative lance un avertissement fort : les périodes de famine peuvent se reproduire. (Avec l’aimable autorisation du gouvernement municipal d’Ogawa)
La famine de l’ère Tenpô
En 1833, 20 ans avant que l’arrivée du commodore Matthew Perry et de sa flottille de navires noirs ne jette le Japon dans un tournant de son histoire, les récoltes ont été particulièrement mauvaises en raison de pluies torrentielles dévastatrices, d’inondations et d’un été anormalement froid, notamment dans les régions du nord-est et du Kantô. Les prix du riz ont grimpé en flèche, non sans conséquences pour les agriculteurs comme pour les citadins. Le shogunat et les clans locaux ont eu beau créer des sukuigoya, des points de ravitaillement, et mettre à disposition des stocks de riz, cela n’a pas été suffisant et de nombreuses personnes sont mortes de faim ou de maladie.
Les œuvres de l’artiste et rangakusha (érudit hollandais) Watanabe Kazan (1793-1841), qui habitait à l’époque à Kyoto, représentent des scènes à l’extérieur d’un point de ravitaillement sukuigoya. De nombreuses personnes font la queue et attendent leur ration de nourriture. D’autres, rachitiques, sont allongées sur des nattes de paille et un prêtre bouddhiste récite un sutra devant des seaux en bois contenant des restes humains.
« Le désespéré cherchant de l’aide » (Kôsai ryûmin kyûjutsu zu, 1838, Watanabe Kazan, Collection numérique de la Bibliothèque nationale de la Diète)
Même si les températures estivales ont été plus clémentes les deux années suivantes, les effectifs ont considérablement diminué. De nombreux travailleurs ont succombé à la maladie ou à la famine, entraînant une baisse du secteur de l’agriculture et de la production alimentaire. L’été 1836 n’est pas non plus pour améliorer la situation ; les températures sont anormalement basses pour la saison et l’approvisionnement alimentaire se réduit comme une peau de chagrin. Le prix du riz continue à grimper en flèche, entraînant la colère dans les villes comme dans les campagnes. Les habitants commencent à en venir aux mains avec les marchands qui augmentent les prix et les chefs de clan dont les efforts de secours sont jugés insuffisants. L’histoire retiendra des mouvements d’insurrection de grande ampleur, notamment à Kai (aujourd’hui préfecture de Yamanashi) et à Mikawa (dans la partie orientale de la préfecture d’Aichi).
Aucune amélioration ne semble être en vue et la misère se poursuit l’année suivante. En 1837, ce sont plus de 150 à 200 personnes qui meurent par jour à Osaka.
Ôshio Heihachirô (1793-1837) était un samouraï de rang inférieur et un ancien assistant du bureau du magistrat d’Osaka. Disciple de l’école néo-confucianiste de Wang Yangming, il s’indigne de l’incapacité de la magistrature et des marchands locaux à aider les gens du peuple. Il choisit de former autour de lui une rébellion armée.
Ôshio continue de solliciter les autorités, mais en vain. Il décide de prendre les choses en main et vend entre autres les ouvrages de sa bibliothèque, pour venir lui-même en aide à la population. Faisant fi de la situation dans le pays, le bureau du magistrat ordonne que le précieux riz soit offert au nouveau shôgun d’Edo. C’en était trop pour Ôshio. Même si la protestation qu’il fomente est réprimée en une journée seulement, le shogunat est stupéfait par les actions d’un fonctionnaire du gouvernement et en prend note, menant à la promulgation d’un certain nombre de réformes. La famine Tenpô, qui s’est prolongée jusqu’en 1839, aura finalement fait entre 200 000 et 300 000 victimes.
Les éruptions volcaniques : même lointaines, des menaces potentielles
L’éruption volcanique majeure du Cosiguina au Nicaragua, de l’autre côté du Pacifique, en janvier 1835, pourrait avoir été l’un des facteurs déclencheurs. Le site web du professeur émérite de l’Université du Tôhoku, Kondô Junsei, spécialiste en météorologie, recommande de se préparer en cas d’éruptions volcaniques et de mois d’été anormalement froids. Il explique comment les panaches volcaniques après une éruption majeure qui s’élèvent dans la stratosphère peuvent être, dans une vaste zone, à l’origine de lueurs matinales et de couchers de soleil anormaux. En avril 1835, un vassal du clan Date de Sendai, dans le nord du Japon, a écrit dans un journal météorologique avoir vu « tous les jours, ces derniers temps, une étrange lueur matinale dans le ciel ».
Revenant sur la famine Tenpô, le professeur Kondô fait remarquer qu’ « il y a 90 % de probabilité que sur 20 éruptions majeures situées à 10 degrés au nord ou plus de la latitude sud et rejetant de grandes quantités de cendres et de gaz volcaniques dans la stratosphère, une éruption ait provoqué une baisse moyenne de 0,8 à 2,8 degrés des températures dans la région au cours des trois mois d’été. D’ordinaire, la baisse observée aux latitudes moyennes de l’hémisphère nord est comprise entre 0 et 0,4 degré. » À cette époque, personne n’aurait pu soupçonner que des gaz émis par un volcan situé de l’autre côté de la mer pouvaient être à l’origine de températures estivales basses et de mauvaises récoltes dans l’Archipel.
Autre cause potentielle : les facteurs humains
Takase Tadashi, qui habite à Ogawa, a effectué des recherches sur les monuments liés aux catastrophes. Dans sa brochure « Monuments érigés en hommage aux victimes au début de l’époque moderne dans la préfecture de Saitama » (Saitama ken no kinsei saigai hi), il recense 11 édifices de ce type dans la préfecture, dont trois ont été érigés à la mémoire des victimes de la famine Tenmei (1782–1788). Les huit autres, dont celui du monument érigé en guise d’alerte au début de cet article, rendent hommage aux victimes de la famine Tenpô. Les travaux de recherche du professeur Takase ont également permis de découvrir cinq autres monuments de ce type à Tokyo.
Contrairement aux monuments érigés à la mémoire des victimes des catastrophes, dans le cas des famines, les édifices ne dépendent pas de l’Autorité japonaise d’information géospatiale. Personne ne sait donc réellement combien il y en a dans le pays. Toutefois, les vieilles archives et les registres historiques locaux sont formels : des périodes de famine, il y en a eu partout au Japon. S’appuyant sur les informations contenues dans les différents documents, le professeur explique que si les famines sont les conséquences directes d’épisodes pluvieux prolongés ou de températures estivales basses, des facteurs humains tels que les politiques définies par les différents gouvernements ou l’incapacité à répartir les ressources alimentaires de façon efficace peuvent également avoir un impact, comme dans le cas de l’invasion russe en Ukraine, des perturbations dans l’approvisionnement en céréales ou encore des pénuries de nourriture en Afrique en raison de la sécheresse.
Une tour commémorant la famine Tenpô se dresse dans l’enceinte du temple Jôren-ji, à Akatsuka, dans l’arrondissement tokyoïte d’Itabashi. Y sont inscrits à titre posthume les noms de 423 personnes dont 41 enfants, qui ont succombé à la famine entre mars et novembre 1837 dans la ville postale d’Itabashi, telle que la région était connue à cette époque. (© Abe Haruki).
(Photo de titre : un point de ravitaillement sukuigoya. « Le désespéré cherchant de l’aide », Kôsai ryûmin kyûjutsu zu, 1838, Watanabe Kazan, Collection numérique de la Bibliothèque nationale de la Diète)