Un départ en musique : les mélodies dans les gares au Japon

Musique Divertissement

Au Japon, le départ d’un train est souvent annoncé par une mélodie, différente selon les gares. Une grande amatrice nous parle de l’histoire de ce concept qui fait partie du charme du voyage sur l’Archipel.

Des chansons célèbres

Le chanteur Sakamoto Kyû (1941-1985) est surtout connu pour sa chanson Ue o muite arukô (« Marchons en regardant le ciel »), rebaptisée à l’international sous le nom de Sukiyaki. Sortie en 1961, la chanson a conquis le cœur de nombreux fans et s’est classée en tête des hit-parades dans de nombreux pays comme les États-Unis ou encore l’Australie.

À Kawasaki, ville qui a vu naître Sakamoto, comme pour rendre hommage à son auteur, on peut entendre dans les gares la célèbre mélodie, annonçant qu’un train de la compagnie ferroviaire JR ou Keikyû va bientôt partir. Cela a été rendu possible grâce à la chambre de commerce locale, entre autres, et aux multiples efforts déployés pour la promotion de Kawasaki. La mélodie diffusée est un arrangement de 10 secondes basé sur l’introduction et le refrain bien connus de la chanson originale.

Kawasaki est une municipalité importante située entre Tokyo et Yokohama, avec une population de plus de 1,5 million d’habitants. Les trains desservant ses gares étant nombreux, la mélodie doit être courte, mais dans les zones rurales du Japon, les mélodies peuvent durer jusqu’à 20 ou 30 secondes. Certaines gares peuvent même jouer une mélodie prolongée lors de l’entrée en gare d’un train.

Astro, le petit robot et la privatisation de la Japanese National Railways (actuelle JR)

La couverture de « Histoires des mélodies de gare » (Eki mero monogatari). (Image avec l'aimable autorisation de Kôtsû Shinbunsha)
La couverture de « Histoires des mélodies de gare » (Eki mero monogatari). (Image avec l’aimable autorisation de Kôtsû Shinbunsha)

Je suis allée dans des gares qui diffusaient des mélodies pour redynamiser la région. J’évoque 18 d’entre elles dans mon livre « Histoires de mélodies de gare » (Eki mero monogatari) publié en avril 2024.

Une mélodie de gare fait partie intégrante de la culture ferroviaire japonaise. Comment imaginer l’une sans l’autre ? Je me considère comme une passionnée des chemins de fer et je privilégie le train pour mes vacances au Japon et à l’étranger, ou lors de mes déplacements professionnels. Aux États-Unis, j’ai voyagé à bord de l’Amtrak, en Russie, j’ai pris le Transsibérien, j’ai aussi utilisé des trains en Europe occidentale, centrale et orientale, au Canada, en Chine, en Corée du Sud et dans d’autres pays asiatiques, mais la plupart du temps, aucun son n’est là pour signaler le départ du train. Encore moins de mélodie. Les trains partent simplement à l’heure prévue (ou pas...), en silence.

Par ailleurs, le Japon est réputé pour la ponctualité de son service ferroviaire. En 1872, le premier chemin de fer a vu le jour entre Shimbashi, à Tokyo, et Yokohama. Un tambour taiko et une cloche ont été utilisés à cette époque pour annoncer aux membres d’équipage le départ du train.

Gare d’Ueno, Tokyo. Il faudra attendre 1912 pour entendre une cloche retentir pour alerter les voyageurs. Les premières mélodies feront leur apparition près de 70 ans plus tard, en 1987, après la privatisation de l’ancienne Japanese National Railways (la société nationale des chemins de fer japonais, la JNR, aujourd’hui JR). Deux ans plus tard, en 1989, les sons de cloche ont été remplacés par des mélodies dans les gares de Shinjuku et de Shibuya sur la ligne JR Yamanote. C’était l’époque vrombissante de la bulle spéculative au Japon. Dans les gares, notamment les plus fréquentées, le son des cloches avait une mauvaise influence sur les voyageurs qui avaient tendance à se précipiter à bord du train. Elles ont donc été remplacées par des mélodies. Plus agréables à l’oreille, elles avaient un effet apaisant sur les voyageurs. Faisant d’une pierre deux coups, elles évitaient les comportements dangereux dans les gares et sur les quais.

Les choses évoluent. Loin d’être choisies au hasard, certaines sont étroitement liées au quartier où se trouve la gare. Et en 2003, dans la gare de Takadanobaba (Tokyo), la chanson-titre de l’anime basé sur le manga Astro, le petit robot de Tezuka Osamu est la première d’entre elles. Dans l’histoire originale, Astro a été créé en avril 2003 au ministère fictif de la Science, situé à Takadanobaba. Par ailleurs, le studio d’animation fondé par Tezuka Osamu qui porte son nom, Tezuka Productions, y est toujours basé. Le choix de cette mélodie est l’initiative de l’association des commerçants locaux, mélodie qui est encore utilisée à ce jour, pour le grand plaisir des voyageurs.

La toute première mélodie

Mais la toute première utilisation d’une mélodie dans une gare remonte à bien plus longtemps, en 1951. Kôjô no tsuki (« La lune sur le château en ruine »), composée en 1901, à la gare de Bungotaketa, dans la préfecture d’Ôita.

Le compositeur, Taki Rentarô (1879-1903), a passé une partie de sa jeunesse dans la ville de Taketa, et c’est en pensant aux ruines du château d’Oka qu’il a composé le morceau musical. Un riverain aurait de lui-même apporté un disque vinyle à la gare et l’aurait diffusé dans un mégaphone à chaque départ de train.

À l’époque, les disques vinyles étaient de mauvaise qualité. En 1963, un journal local a rapporté que pas moins de 80 disques avaient été utilisés au cours des 12 premières années ! Depuis 1988, la gare diffuse une version enregistrée par une chorale de jeunes filles.

Le quai de la gare de Bungotaketa (© Fujisawa Shihoko)
Le quai de la gare de Bungotaketa (© Fujisawa Shihoko)

Mais quel a été l’élément déclencheur qui a mené à l’introduction de mélodies dans les gares au cours des années tumultueuses d’après-guerre ? À Taketa, il faut remonter jusqu’à l’histoire même de la ville, en tant que foyer de chrétiens cachés pendant l’époque d’Edo (1603-1868). Le christianisme a suscité l’intérêt des habitants pour les cultures autres que celle du Japon. Même avant la Seconde Guerre mondiale, des documents mentionnaient la volonté du conseil municipal local de promouvoir le tourisme pour donner un souffle nouveau à la ville.

Comparée à des stations thermales plus célèbres de la préfecture d’Ôita, telles que Beppu ou encore Yufuin, la ville de Taketa est assez rustique mais ses habitants avaient à cœur de partager leur fierté à l’égard de Taki Rentarô et de promouvoir son œuvre. Après la guerre, ce sont eux qui ont lancé un festival de musique commémoratif, qui deviendra plus tard le « Concours national de chant des lycées Taki Rentarô ». En 2024, le concours a fêté son soixante-dix-huitième anniversaire. Ainsi, les habitants peuvent eux-mêmes être à l’origine de l’introduction de mélodies dans des gares, cherchant un moyen de donner un coup de jeune à leur ville ou à leur quartier qu’ils aiment tant.

Les mélodies des gares peuvent-elles résonner dans le cœur des visiteurs étrangers ?

La fin de la pandémie de coronavirus couplée à un yen faible a entraîné un afflux rapide de visiteurs au Japon. J’avais espéré, en vain, qu’ils s’intéresseraient aux mélodies des gares.

Dans les gares JR et Keikyû, à Kawasaki, je n’ai pas l’impression que les visiteurs étrangers tendent l’oreille pour écouter l’air Sukiyaki. À l’extérieur des gares, une plaque présente certes les réalisations spectaculaires de Sakamoto Kyû, mais hélas, aucune traduction n’est disponible. Une version anglaise pourrait susciter l’intérêt des touristes internationaux.

La plaque commémorative dans la ville de Kawasaki en l'honneur de Sakamoto Kyû (© Fujisawa Shihoko)
La plaque commémorative dans la ville de Kawasaki en l’honneur de Sakamoto Kyû (© Fujisawa Shihoko)

De nombreux artistes ont repris la chanson Sukiyaki, au Japon bien sûr, mais également à l’étranger. Ben E. King (1938-2015), plus connu pour son tube Stand By Me, en a même enregistré une version. En 2011, à la suite du tremblement de terre qui a frappé l’Est du Japon, il a sorti un album caritatif sur lequel il chante la chanson dans sa version originale en japonais. Lors de sa visite dans l’Archipel, il a rencontré la veuve de Sakamoto Kyû, Kashiwagi Yukiko. Un monument dans la ville de Kawasaki mentionnant de telles informations piquerait, à coup sûr, au vif la curiosité des visiteurs étrangers.

Citons le cas intéressant d’un train circulant près du mont Fuji. Nombreux sont les visiteurs qui espèrent prendre un cliché du sommet iconique du Japon à bord de la Fuji-Kyûkô, une ligne de chemin de fer de 26,6 kilomètres partant d’Ôtsuki, dans la préfecture de Yamanashi, certains n’hésitant pas à faire une halte à la gare de Shimoyoshida, dans la ville de Fujiyoshida.

Vue du mont Fuji depuis le quai de la gare de Shimoyoshida (© Fujisawa Shihoko)
Vue du mont Fuji depuis le quai de la gare de Shimoyoshida (© Fujisawa Shihoko)

Sur place, les visiteurs peuvent entendre des morceaux musicaux plutôt atypiques pour une gare ; des chansons à succès du groupe local Fujifabric ! Les chansons Wakamono no subete (Tout sur la jeunesse) et Akaneiro no yûhi (Coucher de soleil pourpre), écrites par l’ancien membre du groupe Shimura Masahiko (1980-2009), retentissent dans leur format original, sans oublier les voix des chanteurs, depuis décembre 2021.

Shimura Masahiko a écrit d’autres chansons en pensant à sa ville natale. Cette fois-ci, ce ne sont pas les habitants qui sont à l’origine de l’utilisation de ces chansons, mais un employé de la gare et ancien camarade de classe du chanteur. Il souhaitait tout simplement mieux faire connaître son ami aux usagers. Finalement, après deux ans d’efforts, les chansons ont fini par être ajoutées au répertoire musical de la gare. Et sur place, un panneau est consacré aux chansons de Shimura Masahiko et du groupe Fujifabric. On peut bien sûr y lire les paroles des chansons. Le panneau a été traduit en anglais, en chinois et en thaïlandais pour les non-japonisants.

Le panneau d'information sur le quai de la gare de Shimoyoshida (© Fujisawa Shihoko)
Le panneau d’information sur le quai de la gare de Shimoyoshida (© Fujisawa Shihoko)

Mais lorsque j’y suis allée en janvier 2024, tous les regards des touristes étaient évidemment tournés vers la montagne sacrée, sans véritablement de coup d'œil vers le panneau... Peut-être que d’autres affichages en japonais et en anglais sur le chanteur de Fujifabric ailleurs dans la ville de Fujiyoshida et au mont Fuji pourraient attirer davantage l’attention.

Comment le Japon peut-il faire connaître les mélodies jouées dans les gares de l’Archipel au-delà de ses frontières ? Qui sait… un jour peut-être pourra-t-on entendre dans la station JR Karuizawa, dans la préfecture de Nagano, Imagine de John Lennon ? Le chanteur des Beatles et Yoko Ono y possédaient une maison de vacances, un lieu de villégiature estivale de tout temps très prisé. Ils y ont passé de longs séjours dans les années 1970 avec leur fils Sean. Aujourd’hui encore, pour de nombreux fans, cette maison et bien d’autres sites où se sont rendus le chanteur et sa compagne figurent sur leur liste d’endroits à visiter. Vous me direz peut-être que ce rêve est inaccessible, mais si la principale porte d’entrée de la ville, sa gare, pouvait diffuser la célèbre chanson, je suis certaine que cela attirerait de nombreux visiteurs du monde entier.

(Photo de titre : Pixta)

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